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L'universalisme dans le judaïsme

par M. le Grand Rabbin ITZAK DAYAN

juin 2010

Il est un dicton populaire, selon lequel le monde ne s’est pas fait en un jour.

Une autre manière de dire que toute entreprise humaine nécessite de s’inscrire dans un processus temporel, progressif et évolutif.

Et D. nous a donné un exemple frappant. En effet, il aurait pu créer le monde en un seul jour.

Or, il l’a créé en 6 jours. C’est pour enseigner que toute œuvre, qu’elle soit artistique, scientifique, philosophique, ou éthique, n’est jamais la résultante d’une génération spontanée, mais bel et bien l’aboutissement d’une réflexion et d’une recherche, à la fois longues et ardues, qui ont permis au fruit de mûrir et d’être cueilli pour le bien-être de l’humanité toute entière.

Le progrès moral ne fait pas exception à la règle. A l’aube de son histoire, le monde a connu l’immoralité sous toutes ses formes. D’abord, le meurtre d’Abel par Caïn, ensuite l’inceste et le vol dans la génération prédiluvienne, suivie de la rébellion contre D., manifestée à l’unisson par les hommes de la Tour de Babel, ce qui a entraîné leur dispersion, et la division du monde en 70 langues.

Ainsi va donc l’histoire du monde, vacillant entre la moralité et l’immoralité.

En ce début de siècle, plus que jamais, après les barbaries telles que la Shoa et les atrocités nées des guerres modernes, il est indéniable que l’humanité aspire à la stabilité et à la cohésion entre les peuples.

Elle aspire à une ère nouvelle où règnent la paix, la justice et le respect des droits de l’homme.

Mondialisme ou universalisme, ce ne sont pas les théories ou les qualificatifs qui manquent.

Ce serait plutôt le véritable chemin à suivre qui fait défaut.

L’humanité a pris conscience qu’elle ne peut vivre en paix en mesurant sa conduite morale à l’aune d’une éthique individualiste et de sa seule intelligence.

Les valeurs forgées par la seule humanité (telle que la Charte des Droits de l’Homme) ne sauraient suffire pour maintenir une humanité digne et juste.

L’homme doit reconnaître ce qui le transcende, et comprendre que le monde ne saurait se maintenir qu’en faisant sienne les voies de son Créateur.

Ce sont certaines de ces voies, voire certaines valeurs, qui se veulent universelles, car communes à toutes les composantes de la société, que je voudrais analyser avec vous, sous l’angle de la perception juive.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, permettez-moi de dire que Am Israël, le peuple juif, est une nation bidimensionnelle, dans la mesure où elle est particulariste et universelle.

Certains traits communs unissent le peuple juif à l’humanité entière, et d’autres sont des traits particuliers à ce peuple.

Il n’est point besoin d’expliquer longuement l’appartenance du peuple juif à la grande famille des nations, il n’est point besoin d’expliquer longuement la relation de respect et de communauté qui lie le peuple juif aux autres hommes.

D’un côté, le prophète non juif Bil’am définit la nature du peuple d’Israël comme suit :

Hène Am Lévadad Yishkone :
Ce peuple, il vit solitaire

Oubagoyim lo Yit’hashav :
Il ne se confondra point avec les nations

D’un autre côté, le prophète Isaïe définit le peuple d’Israël comme « la lumière des nations » :

Véétenkha livrit Am :
Je t’établis pour fédérer des peuples

Léor Goyim :
Et comme lumière des nations.

Pour Isaïe, le peuple d’Israël a pour vocation d’être le centre de la vie, le noyau du monde intérieur des nations.

Ce qui suppose, pour le peuple d’Israël, une lourde responsabilité vis-à-vis des autres nations, et cela explique simultanément que Am Israël en soit à ce point distinct : différentiation n’est pas synonyme de séparation.

Si tous les hommes appartiennent à la même famille de l’homme, lui-même créé à l’image de D., le peuple d’Israël a parallèlement été chargé de fonctions et de caractères spécifiques :

Am lévadad Yishkone :
Ce peuple vit solitaire.

De même que notre patriarche Avraham est à la fois père de Am Israël et de la multitude des nations, le peuple d’Israël est une nation particulière et universelle à la fois.

Son destin consiste à apporter la bénédiction à l’humanité entière :

Vénivrékhou békha :
Par toi seront bénies

Kol mishpékhoth haadama :
Toutes les familles de la terre.

Dans le premier chapitre du Livre de la Genèse, la Bible nous relate le récit de la création du monde et de l’univers. D., est-il écrit, a créé l’homme à son image et à sa ressemblance.

Il l’a doté d’une intelligence qui lui permet de dominer la terre et l’animal. Cet homme, D. le nomma Adam, car il a été tiré du limon de la terre.

D., en créant le premier homme et en faisant de lui son partenaire, a donné l’illustration la plus parfaite de la notion de tolérance.

Grâce à son intelligence, l’homme peut agir sur le monde et sur la nature. Il peut la modifier et la métamorphoser. Or, pour ce faire, D. a abdiqué une partie de Sa toute puissance au profit de Sa créature, laquelle peut progresser par un effort de volonté.

Le prophète Isaïe décrit la présence divine comme :

« Melo khol Aaarets kévodo » : remplissant la terre dans sa totalité. Or, si la présence divine remplit l’univers tout entier, comment peut-il y avoir place pour l’homme ? Comment expliquer le processus de la création de l’espace vide ?

Comment D. aurait-il pu envisager la création de quelque chose en dehors de lui, alors qu’il n’y avait rien, ni espace, ni temps, hormis lui-même ?

C’est ce que Rabbi Izhak Louria, surnommé Arizal, appelle dans la tradition cabalistique la notion du tsimtsum.

Ce terme désigne la contraction de la divinité sur elle-même, contraction qui eut pour effet de dégager un certain espace intermédiaire. D. s’est replié sur Lui-même pour laisser la place à l’espace et à l’homme.

Le tsimtsum est donc une auto-contraction provoquant un appel d’air et permettant l’instauration du vide. Deux fois de suite, à l’origine de sa création, D. inaugure ses rapports avec l’univers par un acte de générosité absolue. Il se replia sur Lui-même, faisant don de son être aux hommes, et cet acte d’abnégation produisit l’espace. Puis, il renonça une seconde fois à une partie de Sa toute puissance en accordant la liberté aux hommes, afin qu’ils puissent agir dans ce monde.

C’est bien là le vrai sens de la tolérance. Laisser de la place à l’autre pour qu’il vive avec moi.

Réduire son propre espace pour permettre à l’autre d’être lui-même. Partager son espace pour permettre à l’autre de vivre à côté.

Un autre exemple de tolérance et d’ouverture.

Vayomer Elokim Naaassé Adam bétsalménou kidmouténou. D., nous dit le texte biblique, créa l’homme à son image et à sa ressemblance.

Pourquoi D. n’a-t-il pas créé deux ou trois hommes à l’origine ?

Pourquoi la création d’un seul être humain ? Tous les hommes sont les enfants d’un même père, quelles que soient les différences physiques et morales qui existent entre eux, quelle que soit la couleur de leur peau, la conformation de leur crâne, la langue qu’ils parlent, la culture dans laquelle ils baignent, la confession qu’ils pratiquent, ou bien encore le pays qu’ils habitent.

Une parenté originelle les lie tous.

Cette origine commune à tous les hommes se trouve renforcée par un autre événement biblique.

Après la paternité universelle d’Adam, voici celle de Noé. La création entière est détruite dans le cataclysme du déluge.

De toute l’humanité, seuls survivent Noé et les siens.

Une seconde fois, l’humanité est présentée comme une seule et même famille.

Une seconde fois, elle est bénie par D. Ainsi, le texte biblique, avant même l’apparition des Patriarches, insiste sur l’idée que D. est le père de tous les hommes.

Tous, le Seigneur les a créés dans la personne d’Adam.

Tous, le Seigneur les a sauvés dans la personne de Noé.

Les Rabbins du Talmud, conscients de l’importance du caractère unique de l’homme sur cette terre, essaient quant à eux de définir la raison de cette unicité.

« Pourquoi à l’origine un seul homme ? », demandent-ils.

Pour nous enseigner la puissance du Créateur. Le Saint Béni Soit-Il multiplie l’humanité avec le seul moule d’Adam et pourtant aucun homme n’est identique à l’autre.

« Pourquoi un seul homme ? », répètent-ils.

Afin que personne ne puisse dire : « Mon père était plus noble que le tien » ou « mon sang est plus rouge que le tien ».

« Pourquoi un seul homme ? », soulignent-ils enfin.

Pour que les familles de la terre ne soient pas en lutte les unes contre les autres. Malgré leur parenté avec Adam, elles n’arrivent pas à s’entendre, combien plus se déchireraient-elles si D. avait créé plusieurs hommes.

Affirmer la supériorité d’une espèce par rapport à l’autre, établir une hiérarchie entre les êtres humains, créer une discrimination fondée sur l’ethnie ou sur l’origine, c’est s’élever contre la Bible, qui donne à l’humanité un père commun.

Il y a une opposition catégorique de nature religieuse entre l’inégalité de l’homme et le dogme juif de la fraternité universelle.

Et cette prise de position continue à se manifester avec force dans d’autres domaines sensibles de notre société, notamment celui de l’accueil des étrangers.

Tous les pays européens ont été, ces derniers temps, bousculés par ce problème aigu. La politique d’accueil des étrangers a soulevé, et continue à soulever, des problèmes inextricables.

Sans porter de jugement ni sur l’exécution de la loi, ni sur son interprétation, ni sur l’application des mesures de contrôle et d’extradition des étrangers, je voudrais brosser l’attitude du judaïsme vis-à-vis de ces derniers.

L’étranger, cet être qui inquiète trop souvent aujourd’hui, et dont on veut faire un paria dans nos sociétés industrielles, cet étranger, nous nous devons de veiller sur lui.

Plutôt que de l’absorber, nous devons l’encourager à se vouloir fidèle à lui-même.

Son identité nous est précieuse, et il nous incombe de l’enrichir.

Le judaïsme nous enseigne de mettre l’accent sur cette solidarité et le respect de l’identité de tout un chacun.

Ainsi, dans le 1er livre des Rois, nous trouvons cette belle invocation du Roi Salomon :

« Végam el hanokhri » :
 Je t’implore aussi pour l’étranger

« Acher lo méamékha Israël hou » :
 Qui ne fait pas partie de ton peuple Israël

« Ouba mééretz rékhoka lémaan chimkha » :
Et qui viendrait de loin pour honorer ton nom.

« Ata tichma hachamaïm » :
Toi tu l’entends du Ciel,

« Mékhon chivtékha » :
Ton auguste résidence,

« Véasita kékhol acher yikra élékha anokhri » :
Et exauceras les vœux que t’adressera l’étranger.

Le concept de tolérance s’applique même à l’adversaire. Nous lisons dans le livre des Proverbes :

« Im raév sonaakha » :
Si ton ennemi a faim,

« Haakhiléhou lékhém » :
Donne-lui à manger,

« Véim tsamé » :
S’il a soif,

« Hashkéhou mayim » :
Donne-lui à boire de l’eau.

La solidarité doit se manifester envers tous les sujets sans distinction.

Le Lévitique enseigne que :

« Vékhi yagour itékha guér béartzékhém » :
Si un étranger vient séjourner dans votre pays,

« Kéézrakh mikém yihyé lakhém » :
Il sera pour vous comme un compatriote.

« Véhaavta lo kamokha » :
Vous l’aimerez comme l’un des vôtres.

« Ki guérim héyitém » :
Car vous avez été étrangers,

« Bééretz Mitzraim » :
Dans le pays d’Egypte.

Ainsi, au lieu de faire de l’étranger le reflet de mon moi, je dois l’accepter tel qu’il est, espérant recevoir un fragment de sa connaissance, une étincelle de sa flamme, attendant seulement de lui qu’il respecte les règles civiques et sociales de notre vie commune.

C’est bien cette idée qui a été développée par le prof. Vladimir Jankélévitch dans une conférence faite à l’UNESCO sous le titre Religion et Tolérance.

« La séparation, avait-il dit, n’est pas un pis-aller dont il faudrait seulement s’accommoder. Elle ouvre la voie à une autre communication, à l’amour, inconcevable sans la séparation des êtres.
La séparation fraye la voie à cet amour».

Mais si le Judaïsme enseigne la tolérance et l’amour du prochain, il n’implique nullement une passivité coupable devant l’injustice, l’immoralité et les abus de pouvoir.

Le prophète Nathan ne tolère pas l’acte du Roi David envers Urie, ce militaire envoyé à une mort certaine pour servir les desseins du Roi.

Le prophète Elie réprouve vigoureusement l’attitude d’Achabe et de Jézabel qui s’emparent du champ appartenant à Nabote.

Le Judaïsme va plus loin. Au-delà de la tolérance, il prône le droit à la reconnaissance pour tous.

L’amour du prochain a un caractère universel. Le prophète Isaïe unit dans une bénédiction commune l’Egypte, l’Assyrie et Israël :

« Baroukh ami Mitzraïm » :
Béni soit l’Egypte mon peuple

« Maasé yadaï achour » :
l’Assyrie, l’oeuvre de mes mains

« Vénakhalati Israël » :
Et Israël, mon héritage.

C’est ce que le prophète Isaïe fait dire à D.

Dans la déclaration des droits de l’Homme, le mot « droit » revient cinquante neuf fois, alors que le mot « devoir » n’apparaît qu’une seule fois dans l’article 29 qui souligne les devoirs de l’individu envers la communauté. Le texte biblique, par contre, ne parle pas de droits mais de devoirs.

« Lo Tirtsakh » :
Tu ne tueras point, et non pas droit à la vie.

« Lo Tignov » :
Tu ne voleras pas, et non pas droit à la propriété.

« Véguer, lo toné » :
N’humilie pas l’étranger, et non pas droit à la dignité.

Pour le texte biblique, si l’homme accomplissait ses devoirs élémentaires, une déclaration concernant ses droits ne serait pas nécessaire.

Ceux-ci en résulteraient naturellement.

C’est le Grand Rabbin Jacob Kaplan z’l qui disait : « Il convient de ne pas galvauder le mot ‘droit’. » Et il rappelle, à cet égard, que si le Décalogue ne contient que l’énoncé des devoirs, l’énoncé des droits s’y trouve implicitement.

La formulation des dix paroles est singulière à un double titre. D’une part, par le « Tu », par la seconde personne du singulier, elle s’adresse à l’individu, à chaque homme en tant que tel, et non à un groupe, une tribu, une caste, une race ou un parti.

Elle interpelle chacun d’entre-nous dans sa propre individualité. Elle fait appel à la conscience individuelle, et non plus à la conscience collective.

D’autre part, par l’impératif, « Tu dois », elle associe aux droits de l’homme, les devoirs de l’homme : devoirs de droiture et de justice, devoirs envers l’autre, envers le prochain. Il est clair que cette formulation personnelle et impérative « Tu dois » suppose qu’il existe un « Je ».

« Anokhi Hashem Elokékha » :
Je suis l’Eternel ton D.

« Asher hotsétikha méérets Mitsraim » :
Qui t’ai fait sortir d’Egypte.

Autrement dit, la lutte pour les droits implique des devoirs, et suppose une référence à des valeurs, à une éthique.

Ces dix préceptes de vie renvoient à une Transcendance, quelle que soit la signification que l’on puisse prêter à cette dernière, tels que la divinité plus ou moins personnalisée des hommes de religion, l’Inconnaissable des agnostiques, le Néant ou le Non-Être des athées sont présents aux sources de toute connaissance.

Ainsi, pour reprendre l’expression d’Abraham Heschel : « le monde n’a rien porté de plus précieux que les deux tables reçues par Moïse au Mont Sinaï. Elles sont encore là, frappant à nos portes comme pour nous supplier de les graver dans la table de notre cœur ».

Le Décalogue continue à être la base intangible de l’institution humaine, applicable à toute civilisation.

C’est Anatole LeroyBeaulieu qui a dit de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Il est vrai que le nouveau décalogue des droits de l’homme procède des Tables apportées du Sinaï, et que la nuit du 4 août a été un lointain écho du Sinaï ».

Qu’en est-il de l’ennemi religieux ?

Peut-il bénéficier de la tolérance et du droit à la reconnaissance ?

L’ennemi religieux n’existe pas dans le Judaïsme, puisqu’il est admis que le salut éternel n’est pas l’apanage exclusif de la loi de Moïse, et qu’en dehors du Judaïsme, il y a le salut.

Comment haïrais-je l’homme qui, de l’aveu de ma croyance elle-même, arrivera, par une voie ou une vie différente, au but même auquel je tends, grâce au respect des lois Noa’hides ?

Sept commandements ont été donnés aux fils de Noé :

  • Institution des magistrats

  • Interdiction de blasphémer le nom de D…

  • Interdiction de l’idolâtrie

  • Interdiction des unions illicites

  • Interdiction du meurtre

  • Interdiction du vol avec violence

  • Interdiction de prélever un fragment de chair sur un animal vivant.

Après la destruction, par le déluge, de l’humanité corrompue, D. conclut une alliance avec Noé dont le signe est l’arc-en-ciel.

C’est la première fois, dans la Bible, qu’apparaît la notion d’alliance ou « bérith ».

Cette alliance n’est pas contractée avec un peuple particulier, mais avec l’humanité tout entière, voire avec le cosmos.

« Vayomer Elokim él Noah : »
D. adressa à Noé

« Véél Banav ito, lémor » :
Et à ses enfants, ces paroles

« Vaani hinéni mékim » :
Et moi, je veux établir

« Et bériti itékhèm » :
Mon alliance avec vous

« Véét zarakhèm akharékhèm » :
Et avec la postérité qui suivra

Par cette alliance éternelle et irrévocable, D. s’engage à ne pas détruire la vie sur terre, quels que soient les péchés de l’homme.

« Vahakimoti ét bériti itékhèm » :
Je confirmerai mon alliance avec vous

« Vélo yikarét kol bassar od » :
Nulle chair, désormais ne périra

« Mimé hamaboul » :
Par les eaux du déluge

« Vélo yihyé od maboul, léshakheth haaretz » :
Nul déluge, désormais, ne désolera la terre

Quelques siècles plus tard, après la sortie d’Egypte, les Hébreux sont appelés en tant que peuple à conclure une alliance avec D. dans le Sinaï.

« Véatem tihyou li » :
Et vous serez pour moi

« Mamlékhét cohanim » :
Une dynastie de Cohanim (prêtres)

« Végoy kadosh » :
Et une nation sainte

Ces deux alliances, contractées avec l’humanité et Israël, constituent le contenu législatif, de la Révélation.

En somme, à l’intérieur de la loi révélée, nous distinguons deux législations différentes l’une de l’autre.

La première, la Thora, imposée au peuple juif seulement ; la seconde, la légende Noa’hide, incluse dans la Torah, révélée à Adamet à Noé et valable pour l’humanité dans sa totalité.

Ainsi donc, à l’instar du peuple juif qui est soumis à une législation révélée et immuable, l’humanité entière est soumise également à une législation éternelle et immuable, et dont la source se trouve dans la Thora.

Le juif et le noa’hide sont ainsi parfaitement égaux, non seulement devant les vérités de la Loi, mais aussi devant les exigences de la Loi, avec cette différence que la Loi du peuple juif est plus complexe et plus diversifiée.

Cette diversité répond, en fait, à la responsabilité du peuple juif qui découle inéluctablement du caractère de son élection, qui exige de lui plus de devoirs pour remplir la tâche qui lui a été confiée par D…

Pour le Judaïsme, les nations contribuent à l’avancement du royaume de D., tout en gardant leurs propres coutumes et leurs propres rites.

Pour cette raison, les prophètes d’Israël n’avaient pas reçu message pour Israël seulement, mais pour toutes les nations.

Le cas de Jonas est typique. Il est envoyé par D. pour prophétiser sur Ninive.

Jérémie est appelé « prophète des Nations ».

Quant à Amos et Isaïe, ils prophétisèrent sur Damas, Gaza, Edom, Amon et Moav.

Ce rôle ainsi conféré aux nations explique la raison pour laquelle le Judaïsme n’exige pas des païens la conversion, afin d’être considérés comme craignant le Seigneur, et avoir droit au monde futur. Il suffit, pour cela, d’observer les lois noa’hides.

Maïmonide est catégorique à ce propos : « Quiconque accepte les 7 commandements et les observe avec soin est considéré comme un Gentil pieux, et il a part à la vie éternelle » (Michné Tora, Hilkhot Melakhim,VIII,2).

Nous autres juifs, n’avons pas à compromettre notre intégrité religieuse si nous reconnaissons, comme l’ont fait nos autorités classiques, que ceux d’entre nos frères chrétiens qui sont des êtres humains, bons et honnêtes, le sont non en dépit de leur profession de foi chrétienne, mais à cause d’elle.

Parlant du christianisme et de l’Islam, Rabbénou Yéhuda Halévy, l’auteur du Séfer Hakouzari (ouvrage capital de la pensée juive médiévale), qui croisa véritablement le fer avec les chrétiens, écrit :

« Le christianisme et l’Islam sont d’une certaine manière une préparation et un préambule aux temps messianiques, fruit de cet arbre qu’ils devront finalement reconnaître comme leur racine même s’ils le méprisent pour le moment ».

Dans cet ouvrage, l’auteur brosse le décor suivant : le roi du peuple Khazar est visité en songe par D., qui lui affirme que son intention religieuse est bonne, mais que ses actes ne le sont pas.

Il se met alors en quête de la vérité religieuse.

A cet effet, il convoque le représentant des philosophes, un adepte du christianisme, un musulman et un juif.

Chacun de ces savants a pour mission d’exposer sa doctrine.

On ne retiendra ici que les paroles que l’auteur place dans la bouche du chrétien :

« Bien que nous parlions de 3 personnes, dans notre cœur et notre esprit, nous pensons à une seule ». En reconnaissant que les chrétiens adoraient un D. unique, Rabbénou Yéhouda Halévy lavait le christianisme de tout soupçon polythéiste.

Les Tossaphistes, dont la connaissance est indispensable à la compréhension du Talmud et à la fixation de la Halakha, écrivent :

« Il n’est pas défendu aux autres nations d’associer à la foi en D., la foi en d’autres créatures ».

Rabbi Menahem Ben Chlomo Haméiri, auteur français de commentaires talmudiques, qui décéda en 1316, ajoute : « Ceux qui respectent les 7 lois de Noé, jouissent des mêmes droits que les juifs. »

Combien plus encore de nos jours, alors que les nations se distinguent par leur religion et par leur respect de la foi !

« Cependant », poursuit le Meiri, « nous devons concéder aussi les mêmes droits à ceux qui n’ont aucun code de lois, afin de sanctifier le Nom Divin. »

Aussi, pour les Sages du Talmud, la thora n’est pas l’unique voie menant au salut. Elle reconnaît à l’éthique universelle une efficacité certaine, puisqu’elle peut faire accéder à l’éternité.

Maïmonide, philosophe et décisionnaire du XIIè siècle, écrivait : « Toutes les paroles de Jésus le Nazaréen et celles de Mahomet qui vint après lui ont été dites uniquement afin de rendre droite la route pour le roi Messie qui rendra le monde parfait, et capable de servir D., comme il est écrit : Alors je donnerais à tous les peuples des lèvres pures pour que tous puissent prier le Seigneur et le servir épaule contre épaule ».

Ainsi, conclut le Rambam, l’espérance messianique, la thora et les commandements sont devenus familiers aux habitants des îles lointaines et à de nombreux peuples.

Au 18ème siècle, tout en suivant l’exemple de ses prédécesseurs, le Ya’avets Rabbi Yaacov Amdin écrivait : « Contrairement à des sectes juives comme les Karaïtes et les Sabatéens, le christianisme et l’islam dureront parce qu’ils constituent une communauté qui existe au nom du Ciel ».

Il les voit comme reconnaissant les principes fondamentaux du judaïsme qui « font connaître D. parmi les Nations, proclament qu’il y a un Maître au ciel et sur la terre, une providence divine, une récompense et un châtiment… qui confère le don de prophétie.
C’est la raison pour laquelle leur communauté est durable.
Dès lors que leur intention est au nom du Ciel, la récompense ne leur sera pas enlevée ».

C’est bien dans cet esprit que le Judaïsme comprend les relations avec les autres religions.

Il n’y a pas là un esprit de tolérance, car la tolérance suppose l’acceptation de l’autre avec des réticences.

Autrui n’est pas là pour être toléré, mais pour être accepté tel qu’il est. Autrui n’est pas là pour être toléré, mais pour être aimé pour ce qu’il est.

Autrui n’est pas là pour être toléré, mais pour avoir les mêmes droits que moi et sans aucune distinction de race, ni de religion.

En dehors du Judaïsme, il y a le salut. Il suffit pour cela de respecter les 7 lois noachiques, règles indispensables à la survie de toute société humaine.

L’homme qui agit ainsi est considéré par la tradition juive comme un juste des nations.

Et ce titre lui donne une place dans le monde à venir, au même titre que le juif qui respecte les 613 commandements de la Thora.

En dehors du judaïsme, il y a le salut. Le droit à la différence est reconnu à quiconque respecte les principes fondamentaux de toute société humaine.

Ainsi donc, tout être, à condition qu’il vive selon la loi morale, participe à l’ordre providentiel du monde et peut y contribuer, même s’il ne croit pas à la préparation de l’ère messianique.

Tous ceux qui, dans la conduite de leur vie, observent une certaine morale, et respectent certains principes fondamentaux, se rapprochent de D., et accélèrent par leur comportement exemplaire, l’arrivée du Messie. Ils participent au salut de l’humanité entière.

Il n’est pas nécessaire qu’ils adoptent ma vérité.

C’est bien pour cette raison que le Judaïsme ne cherche pas à convertir qui que ce soit.

Il accepte l’autre tel qu’il est, et ne fait rien pour « sauver » qui que ce soit, ni racheter l’âme de quiconque.

Il ne prie pas pour que l’autre ne souffre pas de cécité, afin qu’il reconnaisse ma vérité ou soit éclairé face à ma vérité.

Dans cette optique, l’application des lois noa’hides apparaît comme la clef de voûte du message divin adressé à l’humanité.

Ces lois, qui ne contiennent ni credo, ni théorie mais uniquement des articles de morale pratique, affirment la valeur de la personne humaine.

Elles permettent à l’homme d’obtenir le Salut par la voie qu’il s’est choisie, et à toute civilisation de vivre, et de se maintenir.

Logiques et rationnelles, elles sont la base de toute société humaine qui exige le respect de l’autre tel qu’il est, et non point tel qu’on voudrait qu’il soit.

Dans la tradition juive, la littérature de guerre surprend par sa pauvreté.

En revanche, les messages de paix claironnent sans cesse.

« Im khotamo shel Hakadosh Barouh’hou émet » :
Si le sceau de D. est vérité

« Chémo shalom » :
Son nom est paix

D. n’a créé l’univers – dit le Midrash – que pour faire régner la paix entre les hommes.

La paix vaut toutes les bénédictions, parce qu’elle les contient toutes.

« Lo matsa hakadoshbaroukhhou » :
D. n’a trouvé

« Kli makhazik brakha » :
D’autres ustensiles maintenant la bénédiction

« Ela hashalom » :
Autre que la paix

Chalom peut se lire également Chalem (entier). C’est la paix qui confère aux choses et aux êtres l’unité, la plénitude.

Quand les hommes font la guerre, D. est leur première victime. Pour Israël, la guerre est toujours présentée comme une aberration, comme le reniement du nom de D.

La Bible relate, certes, des exploits guerriers : ceux de Samson, Saül, David. On les raconte, on en est fier, mais on ne les donne pas en exemple.

On préfère David berger au guerrier. C’est lui qui conquiert Jérusalem, mais c’est Salomon qui bâtira le Temple :

« Vayomer David lishlomo » :
David dit à Salomon

« Béni, ani haya im lévavi » :
mon fils c’est mon désir à moi

« livnot Bayit » :
d’édifier une maison

« leshem Hashem Elokai » :
au nom de l’Eternel mon D.

« Vayhi Alay devar Hashem lémor » :
Mais la parole divine s’adresse à moi en ces termes.

« Dam larov shafakhta » :
Tu as versé beaucoup de sang

« Oumilkhamot guédolot assita » :
Et fait beaucoup de guerres

« Lo Tivné bayit » :
Ce n’est donc pas à toi d’élever une maison

« Lishmi » :
En mon honneur

« Ki Damim rabim » :
Car tu as fait couler beaucoup de sang

« Shafakhta artsa léfanaï » :
Devant moi sur la terre.

L’histoire de la fête de Hanouka corrobore cet enseignement biblique.

Le Talmud, en effet, ne mentionne que le fameux miracle de la fiole d’huile.

La tradition raconte, que lorsque les Maccabim reconquirent Jérusalem et entrèrent dans le Temple, ils découvrirent que les Grecs avaient souillé toute l’huile nécessaire à l’allumage quotidien du chandelier du Temple.

Ils ne trouvèrent qu’une petite jarre d’huile cachetée, dont le sceau du grand prêtre était intact : elle ne contenait qu’une quantité d’huile valable pour un seul jour d’allumage.

Par miracle, elle dura 8 jours, délai nécessaire pour fabriquer toute l’huile pure, telle que requise.

Le récit talmudique occulte donc les faits de guerre.

Pourquoi une telle discrétion dans la relation des héroïques faits militaires ?

A quoi rime cette censure des sages du Talmud ?

Ce silence est d’autant plus énigmatique que la fête de Hannouca est une prescription religieuse toute à fait officielle dans le Judaïsme, et sa durée particulièrement longue puisqu’elle dure 8 jours.

Le silence du Talmud suggère qu’il faut comprendre cette fête à la lumière de la vision de Zacharie qui dit :

« Raiti véhiné ménorat » :
Je vois un chandelier

« Zahav koulah » :
Tout en or

« Véshiv’a néroteha Aléha » :
Ses 7 lampes alignées

Le prophète demande à l’ange conversant avec lui le sens de cette vision.

Il lui est répondu :

« Zé Dévar Hashem el zeroubavel lémor » :
Ceci est la parole de l’Et. à Zorobabel

« Lo Bekhayil vélo békoakh » :
Ni par la puissance, ni par la force,

« Ki im béroukhi, amar Hashem Tsévaot » :
Mais bien par mon esprit, dit D. Tsévaot.

Le sens de la vraie victoire ne se trouve pas du côté de la force des armes, mais de celle des âmes.

Ainsi, la tradition juive, en n’intégrant pas dans le canon biblique le récit des exploits guerriers des Maccabées, a voulu nous mettre en garde contre une tentation païenne : celle de la glorification des triomphes militaires et des nationalismes guerriers contre une illusion, celle du sens armé de l’histoire.

Ce sont les flammes du chandelier, et leur lumière spirituelle, qu’a retenues la tradition, pas celle des combats.

Par là, les Grands Rabbins du Talmud ont voulu transmettre aux générations futures l’expérience proprement juive de la lumière.

Ainsi, la tradition juive ne reconnaît aucune guerre comme sainte.

La guerre ne peut et ne doit jamais servir de moyen d’atteinte à la noblesse ou à la sainteté.

Tuer, même si c’est pour défendre une cause supérieure, diminue l’homme.

La guerre ne peut être acceptée qu’en cas de légitime défense. Et même dans ce cas, nous ne devons jamais en faire un idéal.

C’est bien cet enseignement que le texte biblique veut nous donner en relatant le récit de Pin’has, fils d’Eléazar, fils d’Aaron.

Rempli de zèle pour défendre l’honneur de D., Pin’has tua d’un coup de lance Zimri, un notable de la Tribu de Siméon, pour avoir forniqué en public avec une Madianite.

Grâce à cette intervention violente, l’épidémie qui frappait le peuple juif dans le désert prit fin.

Pour le récompenser pour son acte de bravoure, D. lui accorda son alliance, la paix. Hinéni notène lo, et bériti chalom.

Bien que son geste soit jugé louable, certains Rabbins ont exprimé des réserves à propos de Pin’has. Pour eux, la fin ne justifie pas les moyens.

C’est pourquoi le mot chalom, utilisé par D., en guise d’éloge adressée à Pin’has, lorsqu’il eut vengé Sonhonneur, suite au forfait commis par Zimri, n’est pas écrit dans la Thora de manière habituelle.

Le vav de ce mot se trouve coupé en deux.

Comment expliquer cette anomalie, alors que nous savons que si une lettre est coupée dans la Thora, tout le rouleau de la Thora devient non conforme à la lecture, et qu’il doit dès lors être immédiatement corrigé ou enterré ?

Pourquoi trouve-t-on cette anomalie grave et exceptionnelle dans un mot aussi important que celui de chalom, la paix ?

Quel enseignement pouvons-nous tirer aujourd’hui de cette anomalie ?

Il apparaît alors que les félicitations divines au regard de Pin’has, qui a tué deux personnes pour sanctifier le nom divin, contenaient une réserve de la part de D… Certes, Pin’has avait bien fait d’intervenir.

Grâce à son acte, l’épidémie qui avait déjà fait vingt-quatre milles victimes fut enrayée.

Mais il faut bien se garder de conférer à son comportement valeur de règle.

L’homme ne doit pas faire justice soi-même, et surtout ne pas s’attaquer à une vie, quelle que soit la faute commise.

Même si l’on est rempli de zèle pour l’Eternel, il faut savoir néanmoins respecter la personne humaine.

A cette réserve près, Pin’has avait eu raison de refuser toute forme de passivité, à propos d’événements qui avaient laissé d’autres indifférents.

Ce vav coupé du mot chalom a valeur de conseil pour l’avenir.

Mieux vaut, au départ, une paix dont une partie est coupée, c'est-à-dire une paix incomplète, plutôt qu’une discorde complète et parfaite.

Une paix imparfaite peut porter en elle le germe d’une paix réelle. Elle permet une meilleure connaissance des adversaires ; elle fait tomber le mur des préjugés et peut déboucher sur un règlement définitif.

Par contre, un état de guerre n’est porteur que de destruction et de mort. Il génère la haine et la violence.

Aussi, par cette anomalie, la Thora nous invite à privilégier une paix même boiteuse, plutôt qu’un état de guerre larvé. C’est pour nous rappeler cet enseignement que la Thora a permis une anomalie dans le rouleau de la Thora, pour nous interpeller constamment et attirer notre attention sur cet état de fait.

Cette façon d’agir s’adresse à chacun de nous, et vaut tant pour les conflits nationaux qu’internationaux.

Dans nos relations avec autrui, nous devons nous aussi, privilégier la conciliation plutôt que l’affrontement, et contribuer par un leitmotiv constant à la fraternité.

Nous avons pour obligation, nous aussi, d’avantager le dialogue plutôt que les armes.

Durant des siècles, un équilibre harmonieux existait entre l’homme et son environnement.

Depuis le début du 19ème siècle, l’homme moderne, surtout dans les pays riches, a dilapidé les richesses naturelles.

Il a violé les lois de la nature pour satisfaire ses besoins croissants, ce qui a créé inéluctablement un accroissement des émissions de gaz à effet de serre, responsables d’un changement climatique qui risquent, de plus en plus, de dévaster la planète.

Itzak DAYAN
Grand Rabbin


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