L'universalisme dans le judaïsme
par M. le Grand Rabbin ITZAK DAYAN
Il
est un dicton populaire, selon lequel le monde ne s’est pas fait
en un jour.
Une autre manière de dire que toute entreprise
humaine nécessite de s’inscrire dans un processus temporel, progressif
et évolutif.
Et D. nous a donné un exemple frappant.
En effet, il aurait pu créer le monde en un seul jour.
Or, il l’a créé en 6 jours. C’est pour
enseigner que toute œuvre, qu’elle soit artistique, scientifique,
philosophique, ou éthique, n’est jamais la résultante d’une génération
spontanée, mais bel et bien l’aboutissement d’une réflexion et
d’une recherche, à la fois longues et ardues, qui ont permis au
fruit de mûrir et d’être cueilli pour le bien-être de l’humanité
toute entière.
Le progrès moral ne fait pas exception
à la règle. A l’aube de son histoire, le monde a connu l’immoralité
sous toutes ses formes. D’abord, le meurtre d’Abel par Caïn, ensuite
l’inceste et le vol dans la génération prédiluvienne, suivie de
la rébellion contre D., manifestée à l’unisson par les hommes
de la Tour de Babel, ce qui a entraîné leur dispersion, et la
division du monde en 70 langues.
Ainsi va donc l’histoire du monde, vacillant
entre la moralité et l’immoralité.
En ce début de siècle, plus que jamais,
après les barbaries telles que la Shoa et les atrocités nées des
guerres modernes, il est indéniable que l’humanité aspire à la
stabilité et à la cohésion entre les peuples.
Elle aspire à une ère nouvelle où règnent
la paix, la justice et le respect des droits de l’homme.
Mondialisme ou universalisme, ce ne sont
pas les théories ou les qualificatifs qui manquent.
Ce serait plutôt le véritable chemin à
suivre qui fait défaut.
L’humanité a pris conscience qu’elle ne
peut vivre en paix en mesurant sa conduite morale à l’aune d’une
éthique individualiste et de sa seule intelligence.
Les valeurs forgées par la seule humanité
(telle que la Charte des Droits de l’Homme) ne sauraient suffire
pour maintenir une humanité digne et juste.
L’homme doit reconnaître ce qui le transcende,
et comprendre que le monde ne saurait se maintenir qu’en faisant
sienne les voies de son Créateur.
Ce sont certaines de ces voies, voire
certaines valeurs, qui se veulent universelles, car communes à
toutes les composantes de la société, que je voudrais analyser
avec vous, sous l’angle de la perception juive.
Avant de rentrer dans le vif du sujet,
permettez-moi de dire que Am Israël, le peuple juif, est une nation
bidimensionnelle, dans la mesure où elle est particulariste et
universelle.
Certains traits communs unissent le peuple
juif à l’humanité entière, et d’autres sont des traits particuliers
à ce peuple.
Il n’est point besoin d’expliquer longuement
l’appartenance du peuple juif à la grande famille des nations,
il n’est point besoin d’expliquer longuement la relation de respect
et de communauté qui lie le peuple juif aux autres hommes.
D’un côté, le prophète non juif Bil’am
définit la nature du peuple d’Israël comme suit :
Hène Am Lévadad Yishkone :
Ce peuple, il vit solitaire
Oubagoyim lo Yit’hashav :
Il ne se confondra point avec les nations
D’un autre côté, le prophète Isaïe définit
le peuple d’Israël comme « la lumière des nations » :
Véétenkha livrit Am :
Je t’établis pour fédérer des peuples
Léor Goyim :
Et comme lumière des nations.
Pour Isaïe, le peuple d’Israël a pour
vocation d’être le centre de la vie, le noyau du monde intérieur
des nations.
Ce qui suppose, pour le peuple d’Israël,
une lourde responsabilité vis-à-vis des autres nations, et cela
explique simultanément que Am Israël en soit à ce point distinct :
différentiation n’est pas synonyme de séparation.
Si tous les hommes appartiennent à la
même famille de l’homme, lui-même créé à l’image de D., le peuple
d’Israël a parallèlement été chargé de fonctions et de caractères
spécifiques :
Am lévadad Yishkone :
Ce peuple vit solitaire.
De même que notre patriarche Avraham est
à la fois père de Am Israël et de la multitude des nations, le
peuple d’Israël est une nation particulière et universelle à la
fois.
Son destin consiste à apporter la bénédiction
à l’humanité entière :
Vénivrékhou békha :
Par toi seront bénies
Kol mishpékhoth haadama :
Toutes les familles de la terre.
Dans le premier chapitre du Livre de la
Genèse, la Bible nous relate le récit de la création du monde
et de l’univers. D., est-il écrit, a créé l’homme à son image
et à sa ressemblance.
Il l’a doté d’une intelligence qui lui
permet de dominer la terre et l’animal. Cet homme, D. le nomma
Adam, car il a été tiré du limon de la terre.
D., en créant le premier homme et en faisant
de lui son partenaire, a donné l’illustration la plus parfaite
de la notion de tolérance.
Grâce à son intelligence, l’homme peut
agir sur le monde et sur la nature. Il peut la modifier et la
métamorphoser. Or, pour ce faire, D. a abdiqué une partie de Sa
toute puissance au profit de Sa créature, laquelle peut progresser
par un effort de volonté.
Le prophète Isaïe décrit la présence divine
comme :
« Melo khol Aaarets kévodo » :
remplissant la terre dans sa totalité. Or, si la présence divine
remplit l’univers tout entier, comment peut-il y avoir place pour
l’homme ? Comment expliquer le processus de la création de
l’espace vide ?
Comment D. aurait-il pu envisager la création
de quelque chose en dehors de lui, alors qu’il n’y avait rien,
ni espace, ni temps, hormis lui-même ?
C’est ce que Rabbi Izhak Louria, surnommé
Arizal, appelle dans la tradition cabalistique la notion du tsimtsum.
Ce terme désigne la contraction de la
divinité sur elle-même, contraction qui eut pour effet de dégager
un certain espace intermédiaire. D. s’est replié sur Lui-même
pour laisser la place à l’espace et à l’homme.
Le tsimtsum est donc une auto-contraction
provoquant un appel d’air et permettant l’instauration du vide.
Deux fois de suite, à l’origine de sa création, D. inaugure ses
rapports avec l’univers par un acte de générosité absolue. Il
se replia sur Lui-même, faisant don de son être aux hommes, et
cet acte d’abnégation produisit l’espace. Puis, il renonça une
seconde fois à une partie de Sa toute puissance en accordant la
liberté aux hommes, afin qu’ils puissent agir dans ce monde.
C’est bien là le vrai sens de la tolérance.
Laisser de la place à l’autre pour qu’il vive avec moi.
Réduire son propre espace pour permettre
à l’autre d’être lui-même. Partager son espace pour permettre
à l’autre de vivre à côté.
Un autre exemple de tolérance et d’ouverture.
Vayomer Elokim Naaassé Adam bétsalménou
kidmouténou. D., nous dit le texte biblique, créa l’homme à son
image et à sa ressemblance.
Pourquoi D. n’a-t-il pas créé deux ou
trois hommes à l’origine ?
Pourquoi la création d’un seul être humain ?
Tous les hommes sont les enfants d’un même père, quelles que soient
les différences physiques et morales qui existent entre eux, quelle
que soit la couleur de leur peau, la conformation de leur crâne,
la langue qu’ils parlent, la culture dans laquelle ils baignent,
la confession qu’ils pratiquent, ou bien encore le pays qu’ils
habitent.
Une parenté originelle les lie tous.
Cette origine commune à tous les hommes
se trouve renforcée par un autre événement biblique.
Après la paternité universelle d’Adam,
voici celle de Noé. La création entière est détruite dans le cataclysme
du déluge.
De toute l’humanité, seuls survivent Noé
et les siens.
Une seconde fois, l’humanité est présentée
comme une seule et même famille.
Une seconde fois, elle est bénie par D.
Ainsi, le texte biblique, avant même l’apparition des Patriarches,
insiste sur l’idée que D. est le père de tous les hommes.
Tous, le Seigneur les a créés dans la
personne d’Adam.
Tous, le Seigneur les a sauvés dans la
personne de Noé.
Les Rabbins du Talmud, conscients de l’importance
du caractère unique de l’homme sur cette terre, essaient quant
à eux de définir la raison de cette unicité.
« Pourquoi à l’origine un seul homme ? »,
demandent-ils.
Pour nous enseigner la puissance du Créateur.
Le Saint Béni Soit-Il multiplie l’humanité avec le seul moule
d’Adam et pourtant aucun homme n’est identique à l’autre.
« Pourquoi un seul homme ? »,
répètent-ils.
Afin que personne ne puisse dire :
« Mon père était plus noble que le tien » ou « mon sang est
plus rouge que le tien ».
« Pourquoi un seul homme ? »,
soulignent-ils enfin.
Pour que les familles de la terre ne soient
pas en lutte les unes contre les autres. Malgré leur parenté avec
Adam, elles n’arrivent pas à s’entendre, combien plus se déchireraient-elles
si D. avait créé plusieurs hommes.
Affirmer la supériorité d’une espèce par
rapport à l’autre, établir une hiérarchie entre les êtres humains,
créer une discrimination fondée sur l’ethnie ou sur l’origine,
c’est s’élever contre la Bible, qui donne à l’humanité un père
commun.
Il y a une opposition catégorique de nature
religieuse entre l’inégalité de l’homme et le dogme juif de la
fraternité universelle.
Et cette prise de position continue à
se manifester avec force dans d’autres domaines sensibles de notre
société, notamment celui de l’accueil des étrangers.
Tous les pays européens ont été, ces derniers
temps, bousculés par ce problème aigu. La politique d’accueil
des étrangers a soulevé, et continue à soulever, des problèmes
inextricables.
Sans porter de jugement ni sur l’exécution
de la loi, ni sur son interprétation, ni sur l’application des
mesures de contrôle et d’extradition des étrangers, je voudrais
brosser l’attitude du judaïsme vis-à-vis de ces derniers.
L’étranger, cet être qui inquiète trop
souvent aujourd’hui, et dont on veut faire un paria dans nos sociétés
industrielles, cet étranger, nous nous devons de veiller sur lui.
Plutôt que de l’absorber, nous devons
l’encourager à se vouloir fidèle à lui-même.
Son identité nous est précieuse, et il
nous incombe de l’enrichir.
Le judaïsme nous enseigne de mettre l’accent
sur cette solidarité et le respect de l’identité de tout un chacun.
Ainsi, dans le 1er livre des Rois, nous
trouvons cette belle invocation du Roi Salomon :
« Végam el hanokhri » :
Je t’implore aussi pour l’étranger
« Acher lo méamékha Israël hou » :
Qui ne fait pas partie de ton peuple Israël
« Ouba mééretz rékhoka lémaan chimkha » :
Et qui viendrait de loin pour honorer ton nom.
« Ata tichma hachamaïm » :
Toi tu l’entends du Ciel,
« Mékhon chivtékha » :
Ton auguste résidence,
« Véasita kékhol acher yikra élékha
anokhri » :
Et exauceras les vœux que t’adressera l’étranger.
Le concept de tolérance s’applique même
à l’adversaire. Nous lisons dans le livre des Proverbes :
« Im raév sonaakha » :
Si ton ennemi a faim,
« Haakhiléhou lékhém » :
Donne-lui à manger,
« Véim tsamé » :
S’il a soif,
« Hashkéhou mayim » :
Donne-lui à boire de l’eau.
La solidarité doit se manifester envers
tous les sujets sans distinction.
Le Lévitique enseigne que :
« Vékhi yagour itékha guér béartzékhém » :
Si un étranger vient séjourner dans votre pays,
« Kéézrakh mikém yihyé lakhém » :
Il sera pour vous comme un compatriote.
« Véhaavta lo kamokha » :
Vous l’aimerez comme l’un des vôtres.
« Ki guérim héyitém » :
Car vous avez été étrangers,
« Bééretz Mitzraim » :
Dans le pays d’Egypte.
Ainsi, au lieu de faire de l’étranger
le reflet de mon moi, je dois l’accepter tel qu’il est, espérant
recevoir un fragment de sa connaissance, une étincelle de sa flamme,
attendant seulement de lui qu’il respecte les règles civiques
et sociales de notre vie commune.
C’est bien cette idée qui a été développée
par le prof. Vladimir Jankélévitch dans une conférence faite à
l’UNESCO sous le titre Religion et Tolérance.
« La séparation, avait-il dit, n’est
pas un pis-aller dont il faudrait seulement s’accommoder. Elle
ouvre la voie à une autre communication, à l’amour, inconcevable
sans la séparation des êtres.
La séparation fraye la voie à cet amour».
Mais si le Judaïsme enseigne la tolérance
et l’amour du prochain, il n’implique nullement une passivité
coupable devant l’injustice, l’immoralité et les abus de pouvoir.
Le prophète Nathan ne tolère pas l’acte
du Roi David envers Urie, ce militaire envoyé à une mort certaine
pour servir les desseins du Roi.
Le prophète Elie réprouve vigoureusement
l’attitude d’Achabe et de Jézabel qui s’emparent du champ appartenant
à Nabote.
Le Judaïsme va plus loin. Au-delà de la
tolérance, il prône le droit à la reconnaissance pour tous.
L’amour du prochain a un caractère universel.
Le prophète Isaïe unit dans une bénédiction commune l’Egypte,
l’Assyrie et Israël :
« Baroukh ami Mitzraïm » :
Béni soit l’Egypte mon peuple
« Maasé yadaï achour » :
l’Assyrie, l’oeuvre de mes mains
« Vénakhalati Israël » :
Et Israël, mon héritage.
C’est ce que le prophète Isaïe fait dire
à D.
Dans la déclaration des droits de l’Homme,
le mot « droit » revient cinquante neuf fois, alors
que le mot « devoir » n’apparaît qu’une seule fois dans
l’article 29 qui souligne les devoirs de l’individu envers la
communauté. Le texte biblique, par contre, ne parle pas de droits
mais de devoirs.
« Lo Tirtsakh » :
Tu ne tueras point, et non pas droit à la vie.
« Lo Tignov » :
Tu ne voleras pas, et non pas droit à la propriété.
« Véguer, lo toné » :
N’humilie pas l’étranger, et non pas droit à la dignité.
Pour le texte biblique, si l’homme accomplissait
ses devoirs élémentaires, une déclaration concernant ses droits
ne serait pas nécessaire.
Ceux-ci en résulteraient naturellement.
C’est le Grand Rabbin Jacob Kaplan z’l
qui disait : « Il convient de ne pas galvauder le mot
‘droit’. » Et il rappelle, à cet égard, que si le Décalogue
ne contient que l’énoncé des devoirs, l’énoncé des droits s’y
trouve implicitement.
La formulation des dix paroles est singulière
à un double titre. D’une part, par le « Tu », par la
seconde personne du singulier, elle s’adresse à l’individu, à
chaque homme en tant que tel, et non à un groupe, une tribu, une
caste, une race ou un parti.
Elle interpelle chacun d’entre-nous dans
sa propre individualité. Elle fait appel à la conscience individuelle,
et non plus à la conscience collective.
D’autre part, par l’impératif, « Tu
dois », elle associe aux droits de l’homme, les devoirs de
l’homme : devoirs de droiture et de justice, devoirs envers
l’autre, envers le prochain. Il est clair que cette formulation
personnelle et impérative « Tu dois » suppose qu’il
existe un « Je ».
« Anokhi Hashem Elokékha » :
Je suis l’Eternel ton D.
« Asher hotsétikha méérets Mitsraim » :
Qui t’ai fait sortir d’Egypte.
Autrement dit, la lutte pour les droits
implique des devoirs, et suppose une référence à des valeurs,
à une éthique.
Ces dix préceptes de vie renvoient à une
Transcendance, quelle que soit la signification que l’on puisse
prêter à cette dernière, tels que la divinité plus ou moins personnalisée
des hommes de religion, l’Inconnaissable des agnostiques, le Néant
ou le Non-Être des athées sont présents aux sources de toute connaissance.
Ainsi, pour reprendre l’expression d’Abraham
Heschel : « le monde n’a rien porté de plus précieux
que les deux tables reçues par Moïse au Mont Sinaï. Elles sont
encore là, frappant à nos portes comme pour nous supplier de les
graver dans la table de notre cœur ».
Le Décalogue continue à être la base intangible
de l’institution humaine, applicable à toute civilisation.
C’est Anatole LeroyBeaulieu qui a dit
de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Il est vrai
que le nouveau décalogue des droits de l’homme procède des Tables
apportées du Sinaï, et que la nuit du 4 août a été un lointain
écho du Sinaï ».
Qu’en est-il de l’ennemi religieux ?
Peut-il bénéficier de la tolérance et
du droit à la reconnaissance ?
L’ennemi religieux n’existe pas dans le
Judaïsme, puisqu’il est admis que le salut éternel n’est pas l’apanage
exclusif de la loi de Moïse, et qu’en dehors du Judaïsme, il y
a le salut.
Comment haïrais-je l’homme qui, de l’aveu
de ma croyance elle-même, arrivera, par une voie ou une vie différente,
au but même auquel je tends, grâce au respect des lois Noa’hides ?
Sept commandements ont été donnés aux
fils de Noé :
-
Institution des magistrats
-
Interdiction de blasphémer le nom de
D…
-
Interdiction de l’idolâtrie
-
Interdiction des unions illicites
-
Interdiction du meurtre
-
Interdiction du vol avec violence
-
Interdiction de prélever un fragment
de chair sur un animal vivant.
Après la destruction, par le déluge, de
l’humanité corrompue, D. conclut une alliance avec Noé dont le
signe est l’arc-en-ciel.
C’est la première fois, dans la Bible,
qu’apparaît la notion d’alliance ou « bérith ».
Cette alliance n’est pas contractée avec
un peuple particulier, mais avec l’humanité tout entière, voire
avec le cosmos.
« Vayomer Elokim él Noah : »
D. adressa à Noé
« Véél Banav ito, lémor » :
Et à ses enfants, ces paroles
« Vaani hinéni mékim » :
Et moi, je veux établir
« Et bériti itékhèm » :
Mon alliance avec vous
« Véét zarakhèm akharékhèm » :
Et avec la postérité qui suivra
Par cette alliance éternelle et irrévocable,
D. s’engage à ne pas détruire la vie sur terre, quels que soient
les péchés de l’homme.
« Vahakimoti ét bériti itékhèm » :
Je confirmerai mon alliance avec vous
« Vélo yikarét kol bassar od » :
Nulle chair, désormais ne périra
« Mimé hamaboul » :
Par les eaux du déluge
« Vélo yihyé od maboul, léshakheth
haaretz » :
Nul déluge, désormais, ne désolera la terre
Quelques siècles plus tard, après la sortie
d’Egypte, les Hébreux sont appelés en tant que peuple à conclure
une alliance avec D. dans le Sinaï.
« Véatem tihyou li » :
Et vous serez pour moi
« Mamlékhét cohanim » :
Une dynastie de Cohanim (prêtres)
« Végoy kadosh » :
Et une nation sainte
Ces deux alliances, contractées avec l’humanité
et Israël, constituent le contenu législatif, de la Révélation.
En somme, à l’intérieur de la loi révélée,
nous distinguons deux législations différentes l’une de l’autre.
La première, la Thora, imposée au peuple
juif seulement ; la seconde, la légende Noa’hide, incluse
dans la Torah, révélée à Adamet à Noé et valable pour l’humanité
dans sa totalité.
Ainsi donc, à l’instar du peuple juif
qui est soumis à une législation révélée et immuable, l’humanité
entière est soumise également à une législation éternelle et immuable,
et dont la source se trouve dans la Thora.
Le juif et le noa’hide sont ainsi parfaitement
égaux, non seulement devant les vérités de la Loi, mais aussi
devant les exigences de la Loi, avec cette différence que la Loi
du peuple juif est plus complexe et plus diversifiée.
Cette diversité répond, en fait, à la
responsabilité du peuple juif qui découle inéluctablement du caractère
de son élection, qui exige de lui plus de devoirs pour remplir
la tâche qui lui a été confiée par D…
Pour le Judaïsme, les nations contribuent
à l’avancement du royaume de D., tout en gardant leurs propres
coutumes et leurs propres rites.
Pour cette raison, les prophètes d’Israël
n’avaient pas reçu message pour Israël seulement, mais pour toutes
les nations.
Le cas de Jonas est typique. Il est envoyé
par D. pour prophétiser sur Ninive.
Jérémie est appelé « prophète des
Nations ».
Quant à Amos et Isaïe, ils prophétisèrent
sur Damas, Gaza, Edom, Amon et Moav.
Ce rôle ainsi conféré aux nations explique
la raison pour laquelle le Judaïsme n’exige pas des païens la
conversion, afin d’être considérés comme craignant le Seigneur,
et avoir droit au monde futur. Il suffit, pour cela, d’observer
les lois noa’hides.
Maïmonide est catégorique à ce propos :
« Quiconque accepte les 7 commandements et les observe avec
soin est considéré comme un Gentil pieux, et il a part à la vie
éternelle » (Michné Tora, Hilkhot Melakhim,VIII,2).
Nous autres juifs, n’avons pas à compromettre
notre intégrité religieuse si nous reconnaissons, comme l’ont
fait nos autorités classiques, que ceux d’entre nos frères chrétiens
qui sont des êtres humains, bons et honnêtes, le sont non en dépit
de leur profession de foi chrétienne, mais à cause d’elle.
Parlant du christianisme et de l’Islam,
Rabbénou Yéhuda Halévy, l’auteur du Séfer Hakouzari (ouvrage capital
de la pensée juive médiévale), qui croisa véritablement le fer
avec les chrétiens, écrit :
« Le christianisme et l’Islam sont
d’une certaine manière une préparation et un préambule aux temps
messianiques, fruit de cet arbre qu’ils devront finalement reconnaître
comme leur racine même s’ils le méprisent pour le moment ».
Dans cet ouvrage, l’auteur brosse le décor
suivant : le roi du peuple Khazar est visité en songe par
D., qui lui affirme que son intention religieuse est bonne, mais
que ses actes ne le sont pas.
Il se met alors en quête de la vérité
religieuse.
A cet effet, il convoque le représentant
des philosophes, un adepte du christianisme, un musulman et un
juif.
Chacun de ces savants a pour mission d’exposer
sa doctrine.
On ne retiendra ici que les paroles que
l’auteur place dans la bouche du chrétien :
« Bien que nous parlions de 3 personnes,
dans notre cœur et notre esprit, nous pensons à une seule ».
En reconnaissant que les chrétiens adoraient un D. unique, Rabbénou
Yéhouda Halévy lavait le christianisme de tout soupçon polythéiste.
Les Tossaphistes, dont la connaissance
est indispensable à la compréhension du Talmud et à la fixation
de la Halakha, écrivent :
« Il n’est pas défendu aux autres
nations d’associer à la foi en D., la foi en d’autres créatures ».
Rabbi Menahem Ben Chlomo Haméiri, auteur
français de commentaires talmudiques, qui décéda en 1316, ajoute :
« Ceux qui respectent les 7 lois de Noé, jouissent des mêmes
droits que les juifs. »
Combien plus encore de nos jours, alors
que les nations se distinguent par leur religion et par leur respect
de la foi !
« Cependant », poursuit le Meiri,
« nous devons concéder aussi les mêmes droits à ceux qui
n’ont aucun code de lois, afin de sanctifier le Nom Divin. »
Aussi, pour les Sages du Talmud, la thora
n’est pas l’unique voie menant au salut. Elle reconnaît à l’éthique
universelle une efficacité certaine, puisqu’elle peut faire accéder
à l’éternité.
Maïmonide, philosophe et décisionnaire
du XIIè siècle, écrivait : « Toutes les paroles de Jésus
le Nazaréen et celles de Mahomet qui vint après lui ont été dites
uniquement afin de rendre droite la route pour le roi Messie qui
rendra le monde parfait, et capable de servir D., comme il est
écrit : Alors je donnerais à tous les peuples des lèvres
pures pour que tous puissent prier le Seigneur et le servir épaule
contre épaule ».
Ainsi, conclut le Rambam, l’espérance
messianique, la thora et les commandements sont devenus familiers
aux habitants des îles lointaines et à de nombreux peuples.
Au 18ème
siècle, tout en suivant l’exemple de ses prédécesseurs, le Ya’avets
Rabbi Yaacov Amdin écrivait : « Contrairement à des
sectes juives comme les Karaïtes et les Sabatéens, le christianisme
et l’islam dureront parce qu’ils constituent une communauté qui
existe au nom du Ciel ».
Il les voit comme reconnaissant les principes
fondamentaux du judaïsme qui « font connaître D. parmi les
Nations, proclament qu’il y a un Maître au ciel et sur la terre,
une providence divine, une récompense et un châtiment… qui confère
le don de prophétie.
C’est la raison pour laquelle leur communauté est durable.
Dès lors que leur intention est au nom du Ciel, la récompense
ne leur sera pas enlevée ».
C’est bien dans cet esprit que le Judaïsme
comprend les relations avec les autres religions.
Il n’y a pas là un esprit de tolérance,
car la tolérance suppose l’acceptation de l’autre avec des réticences.
Autrui n’est pas là pour être toléré,
mais pour être accepté tel qu’il est. Autrui n’est pas là pour
être toléré, mais pour être aimé pour ce qu’il est.
Autrui n’est pas là pour être toléré,
mais pour avoir les mêmes droits que moi et sans aucune distinction
de race, ni de religion.
En dehors du Judaïsme, il y a le salut.
Il suffit pour cela de respecter les 7 lois noachiques, règles
indispensables à la survie de toute société humaine.
L’homme qui agit ainsi est considéré par
la tradition juive comme un juste des nations.
Et ce titre lui donne une place dans le
monde à venir, au même titre que le juif qui respecte les 613
commandements de la Thora.
En dehors du judaïsme, il y a le salut.
Le droit à la différence est reconnu à quiconque respecte les
principes fondamentaux de toute société humaine.
Ainsi donc, tout être, à condition qu’il
vive selon la loi morale, participe à l’ordre providentiel du
monde et peut y contribuer, même s’il ne croit pas à la préparation
de l’ère messianique.
Tous ceux qui, dans la conduite de leur
vie, observent une certaine morale, et respectent certains principes
fondamentaux, se rapprochent de D., et accélèrent par leur comportement
exemplaire, l’arrivée du Messie. Ils participent au salut de l’humanité
entière.
Il n’est pas nécessaire qu’ils adoptent
ma vérité.
C’est bien pour cette raison que le Judaïsme
ne cherche pas à convertir qui que ce soit.
Il accepte l’autre tel qu’il est, et ne
fait rien pour « sauver » qui que ce soit, ni racheter
l’âme de quiconque.
Il ne prie pas pour que l’autre ne souffre
pas de cécité, afin qu’il reconnaisse ma vérité ou soit éclairé
face à ma vérité.
Dans cette optique, l’application des
lois noa’hides apparaît comme la clef de voûte du message divin
adressé à l’humanité.
Ces lois, qui ne contiennent ni credo,
ni théorie mais uniquement des articles de morale pratique, affirment
la valeur de la personne humaine.
Elles permettent à l’homme d’obtenir le
Salut par la voie qu’il s’est choisie, et à toute civilisation
de vivre, et de se maintenir.
Logiques et rationnelles, elles sont la
base de toute société humaine qui exige le respect de l’autre
tel qu’il est, et non point tel qu’on voudrait qu’il soit.
Dans la tradition juive, la littérature
de guerre surprend par sa pauvreté.
En revanche, les messages de paix claironnent
sans cesse.
« Im khotamo shel Hakadosh Barouh’hou
émet » :
Si le sceau de D. est vérité
« Chémo shalom » :
Son nom est paix
D. n’a créé l’univers – dit le Midrash
– que pour faire régner la paix entre les hommes.
La paix vaut toutes les bénédictions,
parce qu’elle les contient toutes.
« Lo matsa hakadoshbaroukhhou » :
D. n’a trouvé
« Kli makhazik brakha » :
D’autres ustensiles maintenant la bénédiction
« Ela hashalom » :
Autre que la paix
Chalom peut se lire également Chalem (entier).
C’est la paix qui confère aux choses et aux êtres l’unité, la
plénitude.
Quand les hommes font la guerre, D. est
leur première victime. Pour Israël, la guerre est toujours présentée
comme une aberration, comme le reniement du nom de D.
La Bible relate, certes, des exploits
guerriers : ceux de Samson, Saül, David. On les raconte,
on en est fier, mais on ne les donne pas en exemple.
On préfère David berger au guerrier. C’est
lui qui conquiert Jérusalem, mais c’est Salomon qui bâtira le
Temple :
« Vayomer David lishlomo » :
David dit à Salomon
« Béni, ani haya im lévavi » :
mon fils c’est mon désir à moi
« livnot Bayit » :
d’édifier une maison
« leshem Hashem Elokai » :
au nom de l’Eternel mon D.
« Vayhi Alay devar Hashem lémor » :
Mais la parole divine s’adresse à moi en ces termes.
« Dam larov shafakhta » :
Tu as versé beaucoup de sang
« Oumilkhamot guédolot assita » :
Et fait beaucoup de guerres
« Lo Tivné bayit » :
Ce n’est donc pas à toi d’élever une maison
« Lishmi » :
En mon honneur
« Ki Damim rabim » :
Car tu as fait couler beaucoup de sang
« Shafakhta artsa léfanaï » :
Devant moi sur la terre.
L’histoire de la fête de Hanouka corrobore
cet enseignement biblique.
Le Talmud, en effet, ne mentionne que
le fameux miracle de la fiole d’huile.
La tradition raconte, que lorsque les
Maccabim reconquirent Jérusalem et entrèrent dans le Temple, ils
découvrirent que les Grecs avaient souillé toute l’huile nécessaire
à l’allumage quotidien du chandelier du Temple.
Ils ne trouvèrent qu’une petite jarre
d’huile cachetée, dont le sceau du grand prêtre était intact :
elle ne contenait qu’une quantité d’huile valable pour un seul
jour d’allumage.
Par miracle, elle dura 8 jours, délai
nécessaire pour fabriquer toute l’huile pure, telle que requise.
Le récit talmudique occulte donc les faits
de guerre.
Pourquoi une telle discrétion dans la
relation des héroïques faits militaires ?
A quoi rime cette censure des sages du
Talmud ?
Ce silence est d’autant plus énigmatique
que la fête de Hannouca est une prescription religieuse toute
à fait officielle dans le Judaïsme, et sa durée particulièrement
longue puisqu’elle dure 8 jours.
Le silence du Talmud suggère qu’il faut
comprendre cette fête à la lumière de la vision de Zacharie qui
dit :
« Raiti véhiné ménorat » :
Je vois un chandelier
« Zahav koulah » :
Tout en or
« Véshiv’a néroteha Aléha » :
Ses 7 lampes alignées
Le prophète demande à l’ange conversant
avec lui le sens de cette vision.
Il lui est répondu :
« Zé Dévar Hashem el zeroubavel lémor » :
Ceci est la parole de l’Et. à Zorobabel
« Lo Bekhayil vélo békoakh » :
Ni par la puissance, ni par la force,
« Ki im béroukhi, amar Hashem Tsévaot » :
Mais bien par mon esprit, dit D. Tsévaot.
Le sens de la vraie victoire ne se trouve
pas du côté de la force des armes, mais de celle des âmes.
Ainsi, la tradition juive, en n’intégrant
pas dans le canon biblique le récit des exploits guerriers des
Maccabées, a voulu nous mettre en garde contre une tentation païenne :
celle de la glorification des triomphes militaires et des nationalismes
guerriers contre une illusion, celle du sens armé de l’histoire.
Ce sont les flammes du chandelier, et
leur lumière spirituelle, qu’a retenues la tradition, pas celle
des combats.
Par là, les Grands Rabbins du Talmud ont
voulu transmettre aux générations futures l’expérience proprement
juive de la lumière.
Ainsi, la tradition juive ne reconnaît
aucune guerre comme sainte.
La guerre ne peut et ne doit jamais servir
de moyen d’atteinte à la noblesse ou à la sainteté.
Tuer, même si c’est pour défendre une
cause supérieure, diminue l’homme.
La guerre ne peut être acceptée qu’en
cas de légitime défense. Et même dans ce cas, nous ne devons jamais
en faire un idéal.
C’est bien cet enseignement que le texte
biblique veut nous donner en relatant le récit de Pin’has, fils
d’Eléazar, fils d’Aaron.
Rempli de zèle pour défendre l’honneur
de D., Pin’has tua d’un coup de lance Zimri, un notable de la
Tribu de Siméon, pour avoir forniqué en public avec une Madianite.
Grâce à cette intervention violente, l’épidémie
qui frappait le peuple juif dans le désert prit fin.
Pour le récompenser pour son acte de bravoure,
D. lui accorda son alliance, la paix. Hinéni notène lo, et bériti
chalom.
Bien que son geste soit jugé louable,
certains Rabbins ont exprimé des réserves à propos de Pin’has.
Pour eux, la fin ne justifie pas les moyens.
C’est pourquoi le mot chalom, utilisé
par D., en guise d’éloge adressée à Pin’has, lorsqu’il eut vengé
Sonhonneur, suite au forfait commis par Zimri, n’est pas écrit
dans la Thora de manière habituelle.
Le vav de ce mot se trouve coupé en deux.
Comment expliquer cette anomalie, alors
que nous savons que si une lettre est coupée dans la Thora, tout
le rouleau de la Thora devient non conforme à la lecture, et qu’il
doit dès lors être immédiatement corrigé ou enterré ?
Pourquoi trouve-t-on cette anomalie grave
et exceptionnelle dans un mot aussi important que celui de chalom,
la paix ?
Quel enseignement pouvons-nous tirer aujourd’hui
de cette anomalie ?
Il apparaît alors que les félicitations
divines au regard de Pin’has, qui a tué deux personnes pour sanctifier
le nom divin, contenaient une réserve de la part de D… Certes,
Pin’has avait bien fait d’intervenir.
Grâce à son acte, l’épidémie qui avait
déjà fait vingt-quatre milles victimes fut enrayée.
Mais il faut bien se garder de conférer
à son comportement valeur de règle.
L’homme ne doit pas faire justice soi-même,
et surtout ne pas s’attaquer à une vie, quelle que soit la faute
commise.
Même si l’on est rempli de zèle pour l’Eternel,
il faut savoir néanmoins respecter la personne humaine.
A cette réserve près, Pin’has avait eu
raison de refuser toute forme de passivité, à propos d’événements
qui avaient laissé d’autres indifférents.
Ce vav coupé du mot chalom a valeur de
conseil pour l’avenir.
Mieux vaut, au départ, une paix dont une
partie est coupée, c'est-à-dire une paix incomplète, plutôt qu’une
discorde complète et parfaite.
Une paix imparfaite peut porter en elle
le germe d’une paix réelle. Elle permet une meilleure connaissance
des adversaires ; elle fait tomber le mur des préjugés et
peut déboucher sur un règlement définitif.
Par contre, un état de guerre n’est porteur
que de destruction et de mort. Il génère la haine et la violence.
Aussi, par cette anomalie, la Thora nous
invite à privilégier une paix même boiteuse, plutôt qu’un état
de guerre larvé. C’est pour nous rappeler cet enseignement que
la Thora a permis une anomalie dans le rouleau de la Thora, pour
nous interpeller constamment et attirer notre attention sur cet
état de fait.
Cette façon d’agir s’adresse à chacun
de nous, et vaut tant pour les conflits nationaux qu’internationaux.
Dans nos relations avec autrui, nous devons
nous aussi, privilégier la conciliation plutôt que l’affrontement,
et contribuer par un leitmotiv constant à la fraternité.
Nous avons pour obligation, nous aussi,
d’avantager le dialogue plutôt que les armes.
Durant des siècles, un équilibre harmonieux
existait entre l’homme et son environnement.
Depuis le début du 19ème
siècle, l’homme moderne, surtout dans les pays riches, a dilapidé
les richesses naturelles.
Il a violé les lois de la nature pour satisfaire ses besoins
croissants, ce qui a créé inéluctablement un accroissement des
émissions de gaz à effet de serre, responsables d’un changement
climatique qui risquent, de plus en plus, de dévaster la planète.
Itzak DAYAN
Grand Rabbin
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